Bienvenue dans muzeodrome !
Comme l’indique son titre, ce numéro est riche et multiple. Je vous invite donc sans transition à la lecture du premier article ci-dessous.
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Catalogue d’œuvres à protocole
Du 27 septembre 2024 au 1er juin 2025, l’exposition Mode d’emploi, suivre les instructions de l’artiste au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) “propose pour la première fois en France une plongée dans un chapitre de l'art contemporain”, celui des œuvres dites « à protocole ».
“Plus de 50 œuvres sont produites pour l'occasion à partir d'instruction, c'est-à-dire de mode d'emploi donné par une quarantaine d'artistes internationaux. Ces œuvres basées sur des instructions écrites orales ou dessinées sont appelées des œuvres à protocole.”
Transcription d’une présentation de l’exposition par Anna Millers (Co-commissaire de “Mode d’emploi” et conservatrice en charge de l’art contemporain au MAMCS).
L’exposition Mode d’emploi parcourt la création contemporaine des années 1960 à nos jours. “Remettant en cause les notions d’auteur, d’originalité ou encore de pérennité, les œuvres à protocole incarnent une pensée radicalement nouvelle de l’œuvre d’art que cette exposition invite à découvrir et expérimenter”. (Extrait de la présentation de l’exposition)
Je n’ai malheureusement pas eu l’opportunité de visiter l’exposition Mode d’emploi. Toutefois, son catalogue en propose une extension particulière. Ce catalogue, pas comme les autres, est à lui seul une expérience. Tous ses exemplaires sont différents. Le mien, acheté à la librairie du Jeu de Paume (Paris), porte le numéro de 511/800 et présente en couverture une activation de l’œuvre de Yona Friedman Prototype improvisé de type “nuage”. Les autres 799 exemplaires affichent en couverture d’autres activations d’œuvres ou vues d’œuvre.
“La conception graphique [du catalogue], assurée par le studio E+K -; Élise Gay & Kévin Donnot, utilise des programmes informatiques pour générer chaque exemplaire du livre, rendant chaque copie unique : les graphistes ont en effet programmé une série d'instructions pour chaque œuvre, créant des schémas abstraits permettant d'imaginer une "activation" de chaque œuvre, différente pour chacun des 800 exemplaires imprimés”. (extrait de la présentation du catalogue)
De facture minimaliste, des pages A3 agrafées et une couverture à rabats, ce catalogue est vraiment exceptionnel par son principe de conception graphique et son contenu. Il est probable que certains de ces exemplaires vont rentrer dans les collections de musées (en France et à l’international). Philippe Bettinelli, co-commissaire de l’exposition et conservateur au service Nouveaux médias du Musée national d’art moderne - Centre Pompidou, souligne dans un article qu’“après l’exposition, il ne restera plus que les modes d’emploi“ - j’ajoute à son propos “et aussi le catalogue de celle-ci”.
Notes : Historienne du design graphique, critique, journaliste, enseignante et commissaire d'exposition, Vanina Pinter a écrit un article très détaillé et sourcé sur l’exposition que je vous invite à lire / Le titre de l’exposition est un clin d’œil au chef d’œuvre de Georges Perec, La Vie, mode d’emploi / L'exposition a adopté une démarche écoresponsable (pas transport d’œuvres, éco-conception et réemploi) / Sur les protocoles artistiques, voir aussi dans muzeodrome n°138, “Protocoles émancipateurs“.
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Avec Jean-Noël Lafargue (entretien)
Jean-Noël Lafargue est né en 1968. Nous sommes de la même génération (je suis né 1966). Boulimiques de cultures, nous partageons plusieurs pratiques communes (le code créatif, la lecture de science fiction et de bande-dessinée [indépendante] et il y a bien longtemps le développement de cédérom !). Nous nous sommes d’abord croisé dans Usenet en 1995 ou 1996, puis de multiples fois dans le Web (forums, sites, réseaux socionumériques...). Des années après notre première rencontre en ligne, nous nous sommes enfin rencontrés en chair et en os (si je ne m’abuse pour la fin de l’émission Place de la Toile en 2013 ou 2014).
Bonjour Jean-Noël, peux-tu te présenter rapidement ?
Eh bien je dirais que j'enseigne, en école d'art et design, les pratiques numériques (techniquement mais aussi, autant que possible, en apportant un recul techno-critique, sur une crête qui tente de ne tomber ni dans la naïveté de la fascination pour les technologies ni dans celle de leur rejet dogmatique — car si tu ne t'occupes pas du monde numérique, lui s'occupera de toi). Je suis auteur d'ouvrages didactiques en lien avec les technologies, d'ouvrages en lien avec la culture visuelle, blogueur, et très ponctuellement artiste et commissaire d'exposition. J'ai suivi un cursus artistique, d'abord en peinture aux Beaux-Arts de Paris, puis en Arts plastiques à Paris 8 où j'ai découvert le potentiel artistique des "nouveaux" médias et de l'interactivité. J'ai eu une activité de consultant, développeur web, assistant d'artiste, mais désormais la plupart de mes travaux servent à nourrir mon enseignement ou à glaner quelques likes sur Instagram.
Comment situes-tu ton travail par rapport aux différentes propositions de l'exposition Mode d'emploi du MAMCS de Strasbourg ?
À titre personnel, j'ai été très ému de voir mon modeste livre <=280 en bonne place dans l'exposition... Quand je parcours la liste des participants, je connais tous les noms sauf le mien. Enfin le mien je le connais aussi, évidemment, mais j'ai du mal à voir ce qu'il fait entre John Cage, Sol LeWitt, Cathy Berberian et Lawrence Wiener, je me sens comme un intrus. Je suis content d'y retrouver Claude Closky, avec qui j'ai beaucoup travaillé, et les auteurs du catalogue, Élise Gay et Kevin Donnot, que j'ai connus étudiants aux beaux-arts de Rennes. Mais surtout, je me trouve dans une salle qui réunit aussi Larva Labs et, surtout, Vera Molnár. Par un coup du sort, l'exemplaire présenté est celui que j'avais projeté d'offrir à Vera Molnár lors de l’inauguration de l'exposition de son centenaire, mais elle est morte peu avant. J'ai offert cet exemplaire à Philippe Bettinelli, conservateur des nouveaux médias au Centre Pompidou, qui en a fait le prêt pour Mode d'emploi.
Au delà de l'anecdote que constitue ma présence dans la programmation, j'ai trouvé cette exposition impeccable, pédagogique mais sans lourdeur, formellement en accord parfait avec son sujet, et très fertile, elle rappelle tout ce que l'Art Conceptuel a d'enthousiasmant et de fertile.
Pour toi, l'arrivée massive des IA génératives provoque t'elle des bouleversements ?
Bien que l'IA générative touche en apparence d'abord les professions créatives, je prédis que la question artistique ne sera bientôt qu'une part anecdotique d'un usage qui va bouleverser notre rapport à l'écriture, à la lecture, à l'information, à la vérité, à la démocratie, aux rapports professionnels, enfin que c'est un paradigme qui peut profondément bouleverser l'Humanité entière. Et sans doute pour le pire. Mais je ne vais pas développer, je dirais juste que le regard des artistes — au sens le plus large, incluons-y les anthropologues, les philosophes, qui ont l'ambition de se poser en auteurs — sur cette question est crucial.
Pour terminer cet entretien, aurais-tu un livre ou un·e artiste à recommander aux lecteurs et lectrices de muzeodrome ?
En ce moment je lis Une histoire de l'imprimerie et de la chose imprimée, par Olivier Deloignon, et Les algorithmes contre la société, par Hubert Guillaud, qui par hasard sont tous les deux à La Fabrique, deux livres assez passionnants quant au rapport entre technique et société. J'essaie aussi désespérément de lire Persistance du merveilleux, par Nicolas Nova, chez l'excellent éditeur Premier Parallèle, mais je n'y arrive pas car à chaque page, je m'arrête en me souvenant que l'auteur vient de mourir, dans sa quarantaine, et je pense à tout ce qu'il n'écrira jamais plus.
Retrouvez l’entretien avec Jean-Noël Lafargue en version longue (avec deux questions supplémentaires) dans le site web de muzeodrome.
Note : pour la petite histoire, j’avais incité Jean-Noël Lafargue à rassembler dans un livre les codes créatif en moins de 280 caractères qu’il publiait au début des années 2020 dans Twitter. Cet ouvrage, c’est <=280 (voir plus haut).
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Autour de la post-médiation
“La post-médiation, c’est le dépassement de la mission d’instruire pour affirmer autre chose.”
Inventer des musées pour demain (2017) - Rapport de la mission musées XXIE siècle sous la direction de Jacqueline Eidelman (page 119)
Les 4 et 5 juin 2025, se déroulera le colloque international « Médiation et post-médiation : les formes renouvelées de l’éducation en milieu culturel ». En présentiel à Montréal (UQAM + Pointe-à-Callière) et en ligne, ce colloque proposera “une réflexion collective sur les transformations récentes des pratiques de médiation, à l’heure du numérique, de la participation accrue des publics et des enjeux d’inclusion”. Son riche programme rassemblera plus de 30 intervenantes et intervenants.
“Depuis quelques années, la notion de post-médiation s’impose dans les milieux de la recherche et de la pratique, en réponse à la remise en question des formes traditionnelles de transmission du savoir. Les nouvelles approches valorisent une médiation plus horizontale, participative, située et consciente des rapports de pouvoir implicites dans toute forme de communication culturelle.”
(Communiqué du colloque)
A l’invitation de Jacqueline Eidelman, j’aurai le plaisir d’y intervenir à distance le 5 juin 2025 en fin de journée. Dans le cadre d’une table ronde intitulée “Les sens et la médiation multimodale“ (modérée par Anik Meunier de l’UQAM), mon intervention portera l’écologie de l’attention dans les médiations numériques.
Note : Nouvelle étape du programme international de recherche “Musées engagés, publics participatifs”, ce colloque clôture l’année 2024-2025 du Séminaire doctoral organisé conjointement par les équipes du GREM (groupe de recherche sur l’éducation et les musées) de l’Université du Québec à Montréal, du Centre de recherche de l’École du Louvre, de l’Université du Luxembourg et de l’Université Sapienza de Rome.
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Des trésors dans les poubelles
Ces dernières décennies, la production matérielle des sociétés humaines a été gigantesque, on peut même dire monstrueuse. Nous fabriquons trop d’objets qui deviennent plus ou moins rapidement des déchets. Il est temps de ralentir la production, de quitter la tyrannie de la nouveauté et de redonner leurs valeurs aux vieux objets.
Dans son livre Sans Valeur (2024, Bayard, collection “littérature intérieure”), l’autrice Gaëlle Obiégly rappelle l’histoire de Nelson Molina. A partir de 1981 et pendant ses 34 années de carrière au sein du Département de l'assainissement de New York (DSNY), Molina a récolté plus de 40·000 objets issus de poubelles aidé par ses collègues. Cette collection connue sous le nom Treasures in the Trash est aujourd’hui hébergée dans un garage du service d’assainissement en fonctionnement situé à Manhattan.
”Le deuxième étage du garage, trop fragile pour supporter des véhicules, est devenu une sorte de galerie. Elle abrite des centaines de peintures, de photographies, d’affiches, de cahiers, d’objets sortis du caniveau. Chacun est soigneusement encadré, accroché aux murs. L‘ensemble des pièces accrochées est très varié. Leur point commun, c’est leur provenance. Chaque pièce de la collection a été sauvée des déchets ménagers par les éboueurs de la ville de New York au fil de leurs itinéraires quotidiens”. Gaëlle Obiégly, Sans Valeur
Nelson Molina, aujourd’hui retraité, souhaite que sa collection devienne un véritable musée dans un beau bâtiment accessible aux publics (actuellement la collection n’est visible que lors visites spéciales). Partenaire officiel du DSNY pour nettoyer la ville et réduire la quantité de déchets envoyés en décharge, la Sanitation Foundation soutient depuis plusieurs années le projet de Molina. En 2019, HELLER Films a collaboré avec la Fondation pour produire un court-métrage qui suit l’éboueur-currateur lors de son dernier jour de travail. Ce court-métrage sensible montre comment Molina trouve avec flair des objets dans les poubelles et le suit ensuite pendant qu’il présente avec enthousiasme sa collection.
“Grâce à ses efforts inlassables pour sauver, réparer et organiser ces objets mis au rebut, Molina nous rappelle qu'il y a des alternatives au gaspillage. Il nous donne l'occasion de faire une pause et de considérer nos propres habitudes de consommation. La vaste gamme d'éléments [de la collection] est un rappel visuel étonnant de ce que nous valorisons - ou ne valorisons pas - et de l'échelle de ce que nous jetons. Un observateur attentif peut également voir partout se tisser des récits plus petits, nous racontant des histoires de Harlem, de la vie de Nelson, et de la ville de New York elle-même.” Sanitation Foundation
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Lu, vu, entendu
Vous les avez peut-être ratées, muzeodrome a compilé ces informations et ressources pour vous :
Roland Moreno | J’avais consacré le numéro 147 de l’infolettre à Roland Moreno (1945-2012), un des premiers geeks, créateur iconoclaste et inventeur de la carte à puce. FauveParis (Paris 11) propose le samedi 24 mai 2025 une vente en enchère de ses machines + prototypes, dessins + croquis, manuscrits + documentations et objets personnels. Vente précédée d’une exposition du mardi 13 au vendredi 23 mai.
Design & podcast | Qu’est que le design aujourd’hui ? La 13e édition de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne (22 mai > 6 juillet 2025) répond à cette question au travers d’une série de podcasts intitulée Disegno. Cette série, à découvrir en ligne, donne la parole aux commissaires de la Biennale, particulièrement à celles et ceux de son exposition phare Ressource(s), présager demain.
Design & dispositifs | Depuis quelques mois, je collabore avec la société Nell & Associés. Avec Noria Larose, sa directrice associée, nous accompagnons la conception de la stratégie de médiation numérique de la Cité du design de Saint-Étienne ainsi que des projets pour celle-ci. Pour la Biennale Internationale Design Saint-Etienne 2025, nous avons piloté la création de trois dispositifs de médiation numérique in situ: un parcours audioguidé des expositions (plus de 50 capsules sonores accessibles aux travers de codes QR), un parcours audio “jeunes publics” intitulé “Allo Hector ?“ (parcours mobilisant de vieux téléphones analogiques Socotel s63) et une table interactive présentant des éléments d’une très grande frise du design (frise où se croise l’histoire locale, nationale et internationale). Dispositifs à découvrir sur place du 22 mai au 6 juillet 2025.
Tampons | Le réseau des musées de la Meuse propose un passeport papier. Disponible gratuitement, ce passeport propose aux visiteurs de voyager dans le territoire meusien. Le principe : le visiteur se fait tamponner son passeport à chaque visite d’un nouveau musée. Une fois les 7 tampons collectionnés, pour sa fidélité, le visiteur gagne l’ouvrage "Œuvres choisies des musées de la Meuse" ou une visite guidée insolite (au Bière de Stenay ou du musée Raymond Poincaré de Sampigny).
Constructions | Si vous lisez muzeodrome depuis un moment, vous avez perçu mon intérêt pour les frises chronologiques. Hébergé par la BNF, le site Web PASSERELLE[S] en propose une qui embrasse l’histoire des constructions humaines qui ont marqué l’histoire de -3000 à 2018. Cette frise présente les différentes constructions dans le contexte d’événements historiques, artistiques et scientifiques (dernière date de la frise : les Grèves des jeunes pour le climat en 2018).
Sur la non-neutralité de l’IA | “L’IA n’est pas une entité qui flotterait au-dessus de la société. C’est le produit d’une chaîne de décisions humaines, inscrites dans des structures de pouvoir et de valeurs. Elle sélectionne, classe, hiérarchise, optimise, automatise, consomme. Elle reconduit certaines visions du monde plutôt que d’autres. Elle matérialise des rapports de force sociaux, économiques et politiques”. Adrien Tallent, doctorant en philosophie, dans un post LinkedIn.
Le musée des valeurs sentimentales | “…Nous avons créé un musée avec deux amies […], le musée des valeurs sentimentales. Nous recueillons des objets ayant une telle valeur sentimentale que leurs propriétaires n'arrivent pas à s'en débarrasser. On y trouve toute sorte de choses. […] Les donateurs qui contactent le musée des valeurs sentimentales sont à un moment de leur vie encombrés par un objet qu'ils ne veulent ni garder ni jeter. Le musée des valeurs sentimentales est un centre d'archives pour ces objets tabous.” Extrait de Sans Valeur de Gaëlle Obiégly (2024, Bayard, collection “littérature intérieure”).
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C’est déjà la fin de ce numéro 153.
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A tout soudain ici ou ailleurs,
o m e r
Je suis Omer Pesquer. J’accompagne depuis plus de 20 ans les développements numériques des organisations culturelles. J'assiste particulièrement les musées, centres d'art et sites patrimoniaux sur des stratégies et des projets destinés à tisser, stimuler et prolonger leurs rencontres avec leurs publics. Indépendant et engagé, je conseille les organisations culturelles et les entreprises dans leurs redirections vers d'autres numériques → Mon site Web : omer.mobi
P.S.1: Merci à Michel Kouklia, mon partenaire dans KMnOP, pour la relecture de ce numéro (et des précédents).
P.S.2: Ce numéro de muzeodrome a été écrit en écoutant la violoncelliste et chanteuse Mabe Fratti (particulièrement les chansons “Cada Músculo“, “Kravitz“ & “No Se Ve Desde Acá“) - artiste découverte grâce à l’intervention du designer Laurent Massaloux dans le podcast Disegno.
J'ai adoré ! J'assisterai au séminaire du Grem.
J'aime beaucoup les démarches de mise en collection atypiques que tu présentes (poubelles et valeurs sentimentales). J'aimerais bien une collections de ces collections sous forme de catalogue ou de plateforme (on se refait pas 🙃). Tu sais si il existe quelque chose du genre ?
Merci Omer... Ma nouvelle vie m'éloigne des musées, mais je reste un peu connecté grâce à toi ! A bientôt !