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👉 Ce numéro 125 débute par la peur profonde d’un grand remplacement.
▙
La fin de l’humanité, vraiment ? ⚡
En 1954, dans La Réponse (The Answer), micro-nouvelle de 256 mots, l’auteur de science-fiction états-unien Fredric Brown imaginait la connexion de tous les ordinateurs de quatre-vingt-seize milliards de planètes pour former un seul méga-ordinateur fusionnant toutes les connaissances de l’univers. Dans cette histoire, juste après la connexion, un dignitaire pose à la machine la question capitale « Existe-t-il un Dieu ? » - celle-ci répond immédiatement avec une voix puissante « Oui, maintenant il y a un Dieu. ». Saisi d’une peur soudaine, un autre personnage de la nouvelle souhaite couper la connexion mais il est trop tard - un éclair venu du ciel le frappe et soude la connexion à jamais.
La peur des machines est ancienne, celle de doubles qui nous remplacent encore plus, l’actualité foisonnante de ces derniers mois sur les “intelligences artificielles génératives” a ravivé ces peurs.
“Notre objectif est de créer un espace pour réfléchir sur la technologie elle-même et réfléchir de manière critique sur l'intelligence artificielle et ses implications.“ Misalignment Museum
Depuis la fin mars 2023 et jusqu’au 1er mai 2023, au 201 Guerrero Street à San Francisco (USA), se déploie le Misalignment Museum, une exposition spéculative qui accueille ses visiteurs avec le message géant "Désolée d'avoir tué l'essentiel de l'humanité". Cette exposition imagine un monde post-apocalyptique où une Intelligence Générale Artificielle (Artificial General Intelligence - AGI) aurait détruit la majeure partie de l'humanité. Réalisant trop tardivement que son action était mauvaise, cette AGI aurait alors créé “ce musée comme un mémorial et des excuses aux humains restants”. Le nom de cette exposition fait référence à l’alignement des intelligences artificielles. Une intelligence artificielle (IA) qui n’est pas alignée dérive des objectifs prévus par ses concepteurs.
La crainte d’une Intelligence Artificielle forte qui opterait pour l’élimination de l’humanité entière est un thème récurrent de la science-fiction depuis au moins les années 1950, l’exemple le plus connu est peut-être Skynet et ses Terminators. L’être humain adore se faire peur, toutefois les intelligences artificielles générales et fortes restent pour l’instant que des spéculations. Il n’y a que des mathématiques et aucune intelligence dans l’intelligence artificielle actuelle.
Le projet du Misalignment Museum est porté par Audrey Kim qui travaillait auparavant dans l’industrie de la tech dans la Silicon Valley (Google, Y Combinator, Cruise Automation LTD…). Celle-ci envisage de trouver ensuite un lieu permanent pour le “musée”. L’exposition présente un ensemble de dispositifs, certains numériques et d’autres pas (voir cet article de SFgate). Paperclip Embrace (Étreinte de trombone) en est une des pièces maitresses. Cette sculpture composée de 15·000 trombones matérialise l’expérience de pensée du "maximiseur de trombones" décrite par le philosophe suédois Nick Bostrom dés 2003.
« Supposons que nous ayons une IA dont l'unique but soit de faire autant de trombones que possible. L'IA se rendra vite compte que ce serait bien mieux s'il n'y avait pas d'humains, parce que les humains pourraient décider de l'éteindre. Parce que si les humains le faisaient, il y aurait moins de trombones. De plus, le corps humain contient beaucoup d'atomes qui pourraient être transformés en trombones. L'avenir vers lequel l'IA essaierait de se diriger serait un futur avec beaucoup de trombones mais aucun humain.»
— Nick Bostrom dans un entretien dans huffpost.com en 2015 - via Wikipédia
Cette expérience de pensée cherche à montrer qu'une IA même avec des objectifs apparemment inoffensifs pourrait devenir dangereuse si elle est n’est pas alignée sur des valeurs humaines et éthiques.
'“Le développement de l'IA a considérablement accéléré les progrès scientifiques et technologiques et amène rapidement l'humanité vers un avenir inconnu. En tant que société, nous devenons de plus en plus redevables à l'interface avec les machines pour faire fonctionner et prendre des décisions qui affectent la vie des gens…”
Misalignment Museum
L’exposition Misalignment Museum confirme une pensée californienne irriguée par la science-fiction hollywoodienne et le transhumanisme. L’IA y est présentée comme une technologie inévitable qu’il est nécessaire de vite maitriser pour aller vers un futur “dynamique plein d’espoir” - sans cette maitrise nous pourrions selon cette pensée glisser vers une dystopie ou pire encore assister au remplacement des hommes par des machines.
La peur est un vecteur qui donne plus de puissance à l'objet qui suscite celle-ci. Cette peur est d’ailleurs allègrement mise en avant par les investisseurs et acteurs de la scène de l’IA. Une peur très utile pour masquer les véritables problèmes liés à la prolifération des IAs. Les chercheurs de Princeton Sayash Kapoo et Arvind Narayanan analysent dans une édition de leur infolettre AI Snake Oil : 3 dangers spéculatifs et 3 dangers réels des IAs. Ceux-ci soulignent entre autres que ce qui est en train de s’écrire est le transfert de pouvoir aux mains de quelques entreprises privées.
Dans un numéro de son infolettre Règle 30 titré “On n'a pas besoin d'apocalypse pour critiquer l'IA“, la journaliste Lucie Ronfaut rappelle quand à elle que depuis des années “chercheurs, chercheuses, militant·es et autres expert·es alertent sur la précarisation du travail salarié au profit de l'automatisation, l'exploitation des travailleurs et des travailleuses du clic, la désinformation qui vise d'abord les personnes minorisées, les algorithmes qui reproduisent et renforcent les inégalités…”.
Les débats éthiques et politiques autour des Intelligences Artificielles sont bien trop complexes pour être réduits à des visions apocalyptiques.
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Quelques degrés de plus 🥵
”Les travaux de synthèse du GIEC nous permettent de comprendre facilement le lien entre l’activité humaine et le changement climatique. Nous savons aujourd’hui qu’il y a un réchauffement planétaire et que nous en sommes responsables. Pourtant, le changement peine à se mettre en marche.”
Bon Pote - 12 discours de l’inaction climatique
Comment des institutions culturelles peuvent-elles être des leviers pour rompre les dangereux processus d’inaction climatique ?
Pour montrer les déséquilibres engendrés par quelques degrés de plus, le Musée Léopold (Vienne, Autriche) a fait pivoter certaines peintures de paysages et de nature (Egon Schiele, Gustav Klimt, Gustave Courbet…) dans ses salles. L’idée est simple mais redoutablement efficace : le degré d'angle de l’inclinaison étant l’équivalent d’un nombre de degrés Celsius. De 1,5 à 7 degrés, les œuvres penchées associées à des cartels explicatifs, eux aussi penchés, montrent quelles seraient les effroyables conséquences des augmentations de température dans les décennies à venir.
Pendant en ligne de l’action in situ, le site web afewdegreesmore.com se déploie principalement sur deux pages. La première présente 15 œuvres penchées reprenant le principe de la présentation in situ. En bas de cette page figure la question : “Vous pensez toujours que plus de 1,5° c'est peu ?“
Pour chaque œuvre, un bouton indique “SEE WHAT WE CAN DO” (Découvrez ce que nous pouvons faire). Le clic sur ce bouton conduit à la seconde page. Dans celle-ci, les œuvres ne penchent plus et des textes supplémentaires indiquent comment il est possible d’agir pour chaque problématique dés aujourd’hui .
Informations associées au premier tableau de la page : “View of Rax Mountain” (1907) de Koloman Moser :
“Même une augmentation de 1,5°C de la température moyenne mondiale aurait des conséquences particulièrement désastreuses pour les Alpes, car les températures augmentent presque deux fois plus vite en Autriche par rapport à la moyenne mondiale. Cela entraînerait la disparition de 50 % des glaciers de la planète. De nombreuses espèces de plantes, y compris la population d'épicéas des basses altitudes du Rax, seraient menacées, avec des effets extrêmement néfastes sur les ressources en eau potable et les forêts de l'Autriche.
Ce que nous pouvons faire à ce sujet :
Les forêts sont de précieux réservoirs de carbone et d'eau et fournissent de la biomasse. Nous devons prendre des mesures ciblées pour les protéger, par exemple en étendant les zones protégées et en développant une gestion durable des ressources.”
Cette opération ingénieuse, qui marie communication et médiation culturelle, a été conçue par le musée et le CCCA (Climate Change Center Austria).
“Grâce à cette collaboration, nous avons pu présenter une représentation visuelle puissante des conséquences du changement climatique et sensibiliser davantage au climat un public de milliers de personnes par semaine, sans imprimer une seule affiche.”
Le CCCA (Climate Change Center Austria) associé à 12 scientifiques
/via Robin Prudent & Sébastien Magro
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V pour ? 🌸
Le nom de Florence Schechter vous évoque peut-être quelque chose, celle-ci est la fondatrice et directrice du Vagina Museum, premier musée physique au monde consacré à l'appareil génital féminin.
En mars 2023, Florence Schechter a publié son premier livre chez Penguin Books. Ce livre avec une couverture rose est illustré par Nadia Akingbule - son titre : "V: An empowering celebration of the vulva and vagina" ("V : Une célébration stimulante de la vulve et du vagin").
"À la fin de ce livre, vous serez prêt·e à parler de la vulve sans honte ni gêne. Vous apprendrez comment les vulves ont été admirées dans l'art et la culture à travers l'histoire..."
Florence Schechter à propos de V
La parution de cet ouvrage s'opère alors que le Vagina Museum se trouve dans la tourmente. Le musée, qui a déjà changé deux fois emplacements depuis son ouverture en octobre 2019 à Londres, cherche sa nouvelle maison car il ne dispose plus de lieu physique depuis février 2023. Pour passer cette épreuve, le Vagina Museum a lancé une campagne de financement participatif depuis le début du mois d’avril 2023.
Pour mémoire, avant son ouverture en 2019, l’équipe du musée avait procédé à une première campagne de financement participatif qui lui avait permis de lever près de 49·000 £ pour s’installer dans un premier espace à Camden Market.
Je ne peux que répéter une nouvelle fois ce que je l'indiquais dans le numéro 5 de l'infolettre (en décembre 2019) : "Longue vie au Vagina Museum…"
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Lu, vu, entendu ⚡
Vous les avez peut-être ratées, Muzeodrome a compilé ces informations et ressources pour vous :
Intelligences Artificielles Génératives | J’ai prévu d’explorer les productions synthétiques des Intelligences Artificielles Génératives dans un prochain numéro de l’infolettre. En attendant celui-ci, je vous invite à visionner et surtout à écouter une table ronde sur ce sujet qui s’est déroulée lors du Printemps de l’économie 2023 - table ronde avec Antonio Casilli (professeur de sociologie, Télécoms Paris), Laurence Devillers (professeure d'informatique appliqué aux sciences sociales, Sorbonne Université) et Tariq Krim (pionnier du Web & philosophe de la technologie).
Autres futurs | Depuis plus de 50 ans, les principaux imaginaires liés aux futurs semblent se répéter comme s’il étaient dictés par des perroquets stochastiques. D’autres scénarios sont imaginables comme le montrent les deux expositions: “Antéfutur“ (CAPC, Bordeaux - France, Du 7 avril au 3 septembre 2023) et “Afrofuturism - A History of Black Futures” (National Museum of African American History and Culture, Washington DC - USA, du 25 mars 2023 au 24 mars 2024). Je vous reparle de la seconde dans un prochain numéro de l’infolettre.
Nymphéas en points plastiques | Ai Weiwei a dévoilé à Londres la recréation d’un très grand tableau de Monet entièrement réalisé à partir de Lego DOTS. Dans “Ai Weiwei: Making Sense“ au Design Museum (du 7 avril au 30 juillet 2023), l’artiste présente Water Lillies # 1, sa version rougeoyante du célèbre triptyque que Claude Monet a réalisé entre 1914 et 1926. L'œuvre de plus de 15 mètres de long est composée de 650 000 pièces Lego ! Quant au triptyque original, il est présenté dans les collections permanentes du MoMA à New-York.
Les poissons de Rijks | Le Rijksmuseum est attendu chaque année pour son poisson d’avril. En 2022, c’était un monorail traversant le musée (voir le n°108 de l’infolettre). En 2023, c’était une piscine à balles aux pieds du chef d’œuvre de Rembrandt “La Ronde de nuit” (1642).
Mémoires | “Un lieu emblématique (mais que l'on a du mal à placer sur une carte), un siège mythique (mais dont on ne sait pas très bien les détails), des Gaulois et des Romains connus de tous (mais sur lesquels on véhicule beaucoup de clichés)!”. Directeur général du MuséoParc Alésia entre septembre 2016 et octobre 2022, Michel Rouger a publié en février 2023 chez Soteca/c2p Alesia, de l'histoire à la mémoire ; un ouvrage où il invite “à porter un nouveau regard sur les événements historiques ” et à découvrir les nombreuses activités du MuséoParc.
L’autre Vagina Museum | Si le Vagina Museum de Londres (voir notule ci-dessus) est le premier musée physique au monde consacré à l'appareil génital féminin, le VAGINAMUSEUM.at existe depuis 2014. Cet espace éducatif se présente comme le premier musée virtuel du sexe féminin (site web bilingue en allemand et anglais). Il a été créé par l’artiste autrichienne Kerstin Rajnar alias « frau mag rosa pink » (la femme qui aime le rose).
Médiation olfactive | En prolongement à l’entretien avec Mathilde Castel publié dans le n°124 de l’infolettre, je vous invite à lire sur le blog Exposcope l’article panorama de Lucie Revellin consacré à la “médiation olfactive fixe”.
A Bangalore | "Toute la différenciation entre les art ‘majeurs’, les arts ‘mineurs’, les arts décoratifs et les beaux-arts, n'est pas un concept indien. C'est une construction très occidentale. C'est comme ça que nous avons grandi en le regardant dans les musées, mais ce n'est pas comme ça dans la vie." Abhishek Poddar (propos de l’homme d'affaires et philanthrope Indien reproduits dans un article de CNN). Fondé par Abhishek Poddar, le MAP, musée d'art et de photographie de Bangalore (Inde), a ouvert ses portes en février 2023.
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Voila, c’est déjà la fin de ce numéro 125 - Merci pour votre attention
La suite au prochain numéro - à tout soudain,
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Je suis Omer Pesquer - J'accompagne et conseille les organisations dans leurs transitions vers d'{autres} numériques : idées - projets & prototypes - formations - stratégies...
Les éditions précédentes de l’infolettre Muzeodrome sont consultables ici.
P.S.: Merci à @dr_kouk pour la relecture de ce numéro.
Avez-vous peur des IA ?