Salut à tou·te·s,
Bienvenue dans Muzeodrome, l’infolettre inspirante qui vous plonge dans la créativité des musées et des espaces d’expositions.
Je vous propose cette semaine un numéro qui débute avec des jetons à collectionner qui agitent les esprits.
1) Une vague de jetons
Le développement fracassant des NFT (Non Fungible Token) ne vous a certainement pas échappé. Avant de plonger plus en avant, une petite définition:
“Les NFT sont des jetons cryptographiques qui permettent de vendre des œuvres diffusées sur Internet, à travers des titres de propriété numérique infalsifiables et uniques, et non-interchangeables.”
Estelle Raffin in Le Blog du Modérateur (23 mars 2021)
Du coté des œuvres nativement numériques, la vague des NFT monte depuis plusieurs années. Celle-ci est devenue un tsunami au cours de l’année 2021 avec des ventes records. Elle touche aujourd’hui de nombreux secteurs dont celui des musées. Quelques institutions ont déjà sauté le pas et vendu des NFT de “doubles numériques” d’œuvres présentes dans leur collections (la Galerie des Offices, le Musée de l'Ermitage, la Whitworth Art Gallery).
Si les NFT peuvent apporter dans l’immédiat des ressources à des musées en difficulté suite aux effet de la pandémie de COVID-19, ils marquent aussi un choix qui est loin d’être neutre. En parallèle de l’exposition “Hokusai - The Great Picture Book of Everything“ (30/09/21>30/01/22), l’opération menée par le British Museum de Londres avec la startup française LaCollection.io révèle particulièrement les enjeux liés à ce choix. Que peut signifier ajouter de la rareté pour des institutions dont un des objectifs principaux est de démocratiser la culture?
Depuis le jeudi 30 septembre 2021 et pendant la durée de l’exposition au British Museum, le site web de LaCollection.io propose à la vente des “doubles numériques” d’œuvres d’Hokusai. Chaque double est classé dans une catégorie suivant le nombre d’exemplaires disponibles. Les éditions de ces NFT sont pour la plupart mis au enchères ; le prix de départ pour les éditions “super rare” (à 10 exemplaires) est de 3000€. Pour les éditions “common” (à 10·000 exemplaires) le prix est fixé à 400€, cela fait cher pour une “carte postale numérique” !
Cet ajout forcé d’une rareté va aussi à l’encontre des techniques de reproductibilité mobilisées depuis des décennies par beaucoup d’artistes pour atteindre des publics bien plus larges. C’était le cas d’Hokusai avec l’utilisation de l’estampe. Le spécialiste de l'accès ouvert et du patrimoine culturel Douglas McCarthy le rappelle dans son intervention dans le magazine international d’art Apollo :
“La Grande Vague est le premier tirage de la série des Trente-six vues du Mont Fuji (Fugaku sanjurokkei) d'Hokusai, dont environ 5 000 exemplaires ont été imprimés. Elle est devenue depuis l'une des images les plus reproduites et les plus connues au monde. L'idée d'acheter un jeton d'édition "super rare" de l'estampe d'Hokusai est donc plutôt étrange“
Douglas McCarthy précise aussi dans cet article qu’“en 1842, le prix d'une estampe d'Hokusai était fixé à 16 mon, soit environ le coût de deux portions de nouilles”. Le samedi 30 octobre 2021, le site La Collection a vendu un NFT en édition “super rare" d’”Under the Wave off Kanagawa” (ou “La grande Vague”) pour la somme de 13·786€. Au même moment, vous pouviez dans le site web du Rijksmuseum (Amsterdam) ou dans celui du Metropolitan Museum of Art (New-York) télécharger gratuitement une image jpg haute définition d’un des exemplaires de “La grande vague” conservés par ces musées. Ce téléchargement gratuit d’image numérique en grande résolution librement réutilisable étant rendu possible par la politique en faveur des contenus ouverts de ces deux institutions.
Il semble donc bien difficile de faire cohabiter NFT et Open Content mais aussi NFT et démocratisation culturelle. Comme l’écrit Douglas McCarthy en conclusion de son intervention dans Appolo Magazine : “Si Hokusai était vivant aujourd'hui, il serait sûrement étonné.“
2) Des NFT pour quel futur ?
Plusieurs personnes m’ont invité ces derniers mois à rejoindre le monde des NFT (voir notule 1). Le monde des NFT est dynamisé par des communautés ultra-actives dont les membres sont prêts à investir leurs temps, leurs créativités et leurs ressources économiques. Pour le comprendre, je vous invite à lire l’article rédigé par Anthony Masure et Guillaume Helleu pour la revue de recherche Multitudes : “Singulariser le multiple : les NFT artistiques entre spéculation et redistribution”. Article qui détaille entre autres le phénomène des CryptoKitties. En regardant de ce coté on pourrait se dire que les NFT peuvent permettre une certaine d’émancipation. Toutefois, l’histoire des réseaux socionumériques risque fort de se répéter par la prise en main de ce domaine par de très gros acteurs dans les années à venir.
Signé par six chercheuses et chercheurs et publié le 24 octobre 2021 dans la revue scientifique “Applied Sciences“, un long article en anglais titré “Museum Funding and OpenGLAM: Challenges, Opportunities and the Potential of Non-Fungible Tokens (NFTs)“ analyse en détails les rapports entre les musées et les NFT. Cet article, qui penche pour l’usage des NFT, indique dans sa conclusion que “les NFT pourraient servir de tremplin et permettre au secteur des musées et à la communauté universitaire d'explorer, de comprendre et d'adopter l'avenir décentralisé d'Internet“. Un passage de cet article sonnant presque comme une injonction économique a particulièrement retenu mon attention:
“Une démarche proactive de la part des institutions pourrait consister à monnayer leurs collections numériques en tant que NFT, tout en conservant soigneusement la propriété de celles-ci, permettant ainsi à leurs actifs d'être crédités, tout en assurant la possibilité de retours futurs sur les NFT dans le métavers numérique, ce que, pour l'instant, nous pouvons seulement commencer à imaginer.”
Avec les cryptomonnaies, les NFTs seront probablement les briques économiques de la pile technique du/des métavers. Métavers qui selon Mark Zuckerberg représente le futur d’internet (voir les présentations de ce dernier lors du lancement de Meta le 28 octobre 2021). Pour mémoire, le terme "Metaverse" a été créé en 1992 par Neal Stephenson dans son roman “Snow Crash” pour décrire un monde futur dystopique s’appuyant sur la réalité virtuelle. Miser sur les NFTs pourrait signifier faire un pas supplémentaire vers un monde dystopique où la puissance des géants du numérique serait encore plus forte aux travers de leur espaces virtuels persistants.
Plusieurs personnes ont souligné que la vision du métavers de Mark Zuckerberg souffre d’un imaginaire limité (voir cet entretien avec Lauren Boudard, cofondatrice de l’infolettre TechTrash). Il est plausible que l’appétit économique de Zuck soit inversement proportionnel à l’originalité de son imaginaire. Depuis la création du terme métavers, le temps a changé, le nouveau roman de Neal Stephenson s'intitule "Termination Shock" - son thème : le réchauffement climatique.
Référence de l’article : Valeonti, F.; Bikakis, A.; Terras, M.; Speed, C.; Hudson-Smith, A.; Chalkias, K. Crypto Collectibles, Museum Funding and OpenGLAM: Challenges, Opportunities and the Potential of Non-Fungible Tokens (NFTs). Appl. Sci. 2021, 11, 9931. https://doi.org/10.3390/app11219931 - A noter qu’un des signataires, Konstantinos Chalkias (alias Kostas Kryptos) a pour employeur actuel Facebook - ceci explique peut-être certaines des orientations et conclusions de l’article.
/ Merci à Damien Petermann
3) Ranimer les matières
“Toute contrainte m'est grâce” Léonard de Vinci
(cité par l’artiste Caroline Desnoëttes lors de la présentation de son œuvre Météolithes).
Dans un monde en recherche de durabilité, les matières recyclées ou surcyclées ont de plus en plus leur place dans les expositions. Sur ce sujet, j’ai questionné Ronan de la Croix.
Qui es-tu ? Quel est ton parcours ?
Ronan, 34 ans, passé par le CELSA, la pub en France, Angleterre et Chine, la création de médias engagés dans l’ESS (makesense, qqf, Alphonse), et désormais, à la croisée de l’art et de l’impact : commissaire d’exposition !
Que fais-tu aujourd'hui ?
Au travers de ma boîte Musei.on, j’aide les entreprises et institutions à rendre l’innovation et les transitions sociales et environnementales plus belles et désirables.
Avec ChangeNOW, j’organise des grandes expositions et tables rondes en mode Expo universelle, avec La fabrique des récits, j’accompagne des artistes sur les chemins de la biodiversité...
Selon toi, l'écoconception est-elle un frein à l'évolution des offres ou le contraire?
Avec mon programme MANIFEST, on crée des œuvres avec des nouvelles matières issues de l’économie circulaire pratiquées par des entreprises industrielles ou de savoir-faire. Si cette forme d’éco-conception peut rebuter certains artistes, ça va en stimuler d’autres, c’est cette attitude de recherche-création qui m’intéresse beaucoup. L’idée c’est de se dire qu’on a assez extrait de marbre, de pierre, de sable, de pétrole, de métaux, etc… et qu’on a des milliers de matières nobles du XXIe siècle qui n’attendent que de rencontrer les artistes ! Il y a deux trois lobbies qui doivent grincer des dents...
Peux-tu nous indiquer un ou plusieurs exemples qui le confirme ?
J’ai eu le plaisir de travailler avec Néolithe, une startup en pleine croissance qui transforme les déchets “ultimes” en pierre : l’anthropocite. C’était très beau de voir les regards des ingénieurs et de l’artiste : Caroline Desnoëttes, se croiser et collaborer sur ce projet. Le résultat est canon et le mécène (Tri-O Greenwishes) est heureux.
Une ressource essentielle à partager avec les lecteurs et lectrices de Muzeodrome?
Je soutiens le travail du collectif Les Augures dont j’admire la méthodo et les réalisations. Je recommande le podcast de Où est le Beau ? d’Hélène Aguilar qui a aussi créé l’association Design Soutenable.
4) Bientôt le 100 !
Le jeudi 4 novembre prochain paraitra le numéro 100 de Muzeodrome - ce numéro marquera les deux ans de publication de l’infolettre. Ce numéro spécial reviendra sur l’aventure de Muzeodrome et parlera de son avenir. Pour celui-ci, j’ai besoin de vous de deux façons :
J’attends vos témoignages et anecdotes sur ce que vous a apporté la lecture régulière de l’infolettre. A vos commentaires, tweets ou mails...
Comme vous le savez, j’ai lancé un défi pour atteindre le cap des 2500 abonné·e·s au alentour de cet anniversaire (objectif qui me paraissait encore inatteignable il y a quelques semaines). Le nombre d’abonné·e·s au moment où j’écris ces lignes est de 2475.
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La suite au prochain numéro (le 100!) - à tout soudain,
Omer Pesquer { https://omer.mobi/ }
Ps : Merci à @dr_kouk pour sa relecture de ce numéro et des précédents
Ps 2 : Katsushika Hokusai est mort un 31 octobre, jour de parution de ce numéro de infolettre.
Ps 3 : Le titre de numéro fait référence au quatrième roman d'espionnage de la série des James Bond - il pose aussi la question de la durabilité des NFT (et de leurs contenus associés).