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âJe me dĂ©finis comme un AVNI, un Artiste Vivant Non IdentifiĂ©, j'ai pris Invader pour pseudonyme et j'apparais toujours masqué⊠Depuis 1998 j'ai dĂ©veloppĂ© un projet de grande envergure qui rĂ©pond au nom de code : Space Invader.â
Invader dans la page âAboutâ de son site Web
đ A lâoccasion de son exposition Ă©vĂ©nement âInvader Space Stationâ. Muzeodrome vous propose un numĂ©ro spĂ©cial sur lâartiste français Invader.
Cette exposition qui coĂŻncide avec la pose du 1500e Space Invader parisien est le moment idĂ©al pour faire le point sur le travail du âhacker urbainâ. Et aussi celui de se poser quelques questionsâŠ
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LâInvasion commence au XXe siĂšcle â¶ïžđŸ
"Les envahisseurs, des ĂȘtres Ă©tranges venus dâune autre planĂšte. Leur destination : la Terre. Leur but : s'y Ă©tablir et en faire leur universâŠâÂ
Ainsi commençait en version française les Ă©pisodes de la sĂ©rie Ă©tats-unienne Les envahisseurs (The Invaders) - sĂ©rie diffusĂ©e en France pour la premiĂšre fois Ă partir du 4 septembre 1969. Cette mĂȘme annĂ©e naissait un garçon nommĂ© Franck Slama qui quelques dĂ©cennies plus tard allait devenir mondialement connu sous le pseudonyme dâInvader. Pour lâancien Ă©tudiant des Beaux Arts, la rĂ©vĂ©lation sâest produite en 1996, lorsquâil effectuait la pose dâune mosaĂŻque sur mur.
âJâai rapidement rĂ©alisĂ© que ce geste Ă©tait fort, tant plastiquement que conceptuellement car il sâagissait dâun Space Invader, une crĂ©ature numĂ©rique programmĂ©e pour, comme son nom lâindique, envahir notre espace, et ce Ă une Ă©poque oĂč les ordinateurs commençaient justement Ă envahir nos bureaux et nos vies!â
Invader interviewé par Stéphanie Aubert dans Libération en septembre 2007
Deux ans plus tard, lâartiste lançait son âInvasionâ. CâĂ©tait en 1998 - lâannĂ©e des 20 ans du jeu vidĂ©o Space Invaders, qui inspire lâartiste pour ses compositions principales. Depuis, Invader a lui-mĂȘme posĂ© plus de 4000 de ses mosaĂŻques dans le monde entier. Des compositions toutes diffĂ©rentes car Invader sâest donnĂ© pour contrainte âde ne jamais reproduire la mĂȘme mosaĂŻqueâ.
Soutenu par le dĂ©veloppement des numĂ©riques en ligne, lâartiste a pu et su dĂ©velopper, au fil des ans, une vĂ©ritable communautĂ© autour de son travail. Dans space-invaders.com, son site Web officiel (actif depuis 1999), il propose des informations sur son travail, des news et la carte mondiale de son Invasion.
Habitant le 11Ăšme arrondissement de Paris depuis plus de 30 ans, jâai vu avec plaisir, pendant les derniĂšres dĂ©cennies, les (re)crĂ©ations dâInvader envahir lâespace urbain en jouant avec celui-ci. NĂ© dans la seconde partie des annĂ©es 1960, je partage avec lâartiste de nombreuses rĂ©fĂ©rences culturelles. Comme lui, jâai jouĂ© dans ma jeunesse avec Space Invader - mais aussi Ă Pac Man ou Q*Bert... Comme lui, je porte un intĂ©rĂȘt Ă lâesthĂ©tique des images avec de gros pixel et Ă certaines cultures underground. Pas trĂšs loin de mon domicile figure dâailleurs son Mister Natural (PA_1277) - placĂ© Ă lâorigine au dessus de la boutique ThĂ© Troc, aujourdâhui remplacĂ©e par la librairie-cafĂ© fĂ©ministe, lesbienne et LGBTQIA+ Violette and Co.
Signe Ă©vident dâun changement dâĂ©poque.
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Envahir le Louvre đïžđŸ
â[Le projet Space Invaders] consiste tout dâabord Ă libĂ©rer lâArt de ses carcans que sont les musĂ©es et les institutions.â
Invader dans la page âAboutâ de son site Web
Fin 1998, pour envoyer un signal fort et se frotter Ă lâestablishment culturel, Invader dĂ©cide dâintervenir dans le plus grand musĂ©e français : Le Louvre.
âLe 30 dĂ©cembre 1998, j'ai envahi le MusĂ©e du Louvre !
AccompagnĂ© d'un photographe, j'y ai installĂ© dix de mes space invaders, devenant ainsi le seul artiste vivant exposĂ© au Louvre...â
Invader dans son site web - texte accompagnĂ© dâune image oĂč lâartiste pose le âSpace Invader PA_139â.
Certains de ses dix âspace invadersâ sont rapidement dĂ©couverts mais pas tous. Cinq annĂ©es plus tard, câest un autre artiste urbain masquĂ© qui allait prolonger ce type dâactions.
âEntre octobre 2003 et mai 2005, Bansky s'est rendu dans certains des musĂ©es les plus rĂ©putĂ©s et les plus importants de Londres et de New York afin d'y placer certaines de ses Ćuvresâ (Cf. Banksy Explained). Comme on peut le voir dans une fameuse vidĂ©o, le cĂ©lĂšbre artiviste anonyme posait lors des interventions pirates des Ćuvres mais aussi des cartels qui adoptaient la charte graphique du musĂ©e quâil ciblait.
âEn 2005, #Banksy a installĂ© [une] « peinture rupestre » dans l'une de nos galeries sans autorisation, et sans que personne ne s'en aperçoive. Il lui a donnĂ© un faux numĂ©ro d'inventaire et un faux cartel. [La peinture] est restĂ©e sur le mur pendant trois jours avant que le musĂ©e ne soit alertĂ© du canular via le site Web de Banksy !â
Bristish Museum
En 25 ans, lâart urbain sâest fortement institutionnalisĂ©. En 2024, il est devenu un aspect essentiel de villes crĂ©atives. Les vandales sont devenus vendables.
Invader a aujourdâhui une place non nĂ©gligeable dans le milieu de lâart contemporain, avec des commandes officielles, des expositions et la vente des doubles uniques de ses Ćuvres urbaines ainsi que celles dâautres productions (reproductions dâimages emblĂ©matiques en Rubikâs cubes, Ćuvres sur papier, sĂ©rigraphiesâŠ).
En 2018, le British Museum avait invitĂ© officiellement Banksy Ă revenir au MusĂ©e pour accrocher sa « fausse peinture rupestre » dans lâexposition I Object - une exposition qui mettait en lumiĂšre l'histoire de la dissidence et de la protestation dans le monde. Quelques mois plus tard, un faux billet de 10 ÂŁ produit par lâartiviste en 2004 avait rejoint les collections du musĂ©e.
Sâil sâavĂšre peu probable quâun jour une Ćuvre dâInvader rejoigne les collections du musĂ©e du Louvre, plusieurs de ses Ćuvres figurent dĂ©jĂ dans et surtout sur des musĂ©es. A la mi-fĂ©vrier 2024, lâartiste a ainsi posĂ© son 1500e âSpace Invaderâ parisien (PA_1500) sur un des gros tuyaux bleus du Centre Pompidou avec lâapprobation du centre dâart.
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Collectionner les envahisseursđȘđŸ
Dans le cadre de son Invasion, Invader produit une documentation prĂ©cise sur ces interventions. Cette dĂ©marche est initiĂ©e par une douloureuse expĂ©rience aprĂšs la pose de sa premiĂšre mosaĂŻque qui disparait alors quâil nâavait pas pris soin de la photographier in situ. Suite Ă cette perte, il documente systĂ©matiquement son travail :
âTous les Space Invaders sont rĂ©pertoriĂ©s dans une base de donnĂ©e et photographiĂ©s. Ils sont numĂ©rotĂ©s et je conserve le lieu oĂč ils sont, la position et le nombre de points attribuĂ©s pour chacun dâentre eux.â
Invader interviewé par la blogueuse Deedee (entretien publié en 2019)
A partir de 1999, se basant sur ses donnĂ©es, Invader publie des plans dâInvasion en tirage limitĂ©. Deux ans avant PokĂ©mon Go, il lance âFlash Invadersâ en 2014 une application basĂ©e sur sa documentation. Application qui permet de chasser virtuellement ses âSpace Invadersâ. Celle-ci va considĂ©rablement amplifier ses rapports avec sa communautĂ© de fans.
âVotre mission : Dans la rue, repĂ©rez et « flashez » les mosaĂŻques d'Invader. Remplissez votre galerie et marquez des points. Bonne chance et amusez-vous bien !â
Dans lâapplication, le joueur dispose dâun tableau de chasse prĂ©sentant ses trouvailles. Comme dans les jeux dâarcade, il peut aussi se positionner par rapport aux autres joueurs et suivre son Ă©volution via un tableau des scores. Il peut mĂȘme suivre les rĂ©sultats de ses âamisâ. Simple et efficace, lâapplication reprend intelligemment les codes mobilisĂ©s par lâartiste. Fin fĂ©vrier 2024, âFlash Invadersâ comptabilisait plus de 23 millions de flash valides effectuĂ©s par plus 350.000 joueurs inscrits.
Cette application a aussi eu un effet inattendu. Une partie de la communautĂ© fĂ©dĂ©rĂ©e par le jeu, sâest lancĂ©e dans la rĂ©activation de mosaĂŻques. Les ârĂ©activateursâ recomposent Ă lâidentique les âSpace Invadersâ dĂ©gradĂ©s ou volĂ©s et les reposent, une fois ceux-ci validĂ©s par lâartiste. Un bon nombre des âSpace Invadersâ parisiens sont aujourdâhui des rĂ©activations. Avec Invader, lâart urbain, autrefois si Ă©phĂ©mĂšre, se musĂ©ifie. Pour conclure, je pourrais presque Ă©crire:
âSpace Invader est une Invasion permanente. Ses communautĂ©s actives participent Ă la recherche, la collecte, la conservation, lâinterprĂ©tation et lâexposition de son patrimoine matĂ©riel et immatĂ©riel. Ouverte au public, accessible et inclusive, lâInvasion offrent des expĂ©riences variĂ©es dâĂ©ducation, de divertissement, de rĂ©flexion et de partage de connaissances.â
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Envahir la Lune đđŸ
âPut your helmet on et montez dans lâInvader Space Station pour un voyage immersif dans lâunivers de lâartiste.â.
Lâexposition Invader Space Station par son titre, son texte dâintroduction, son image promotionnelle et sa structure Ă Ă©tage accompagne la nouvelle conquĂȘte spatiale (consciemment ou pas). LâĆuvre rĂ©activĂ©e au dernier niveau de celle-ci nâest dâailleurs correctement visible que depuis le ciel.
âEnvahir lâEspace ! Mars, Neptune⊠Ce serait gĂ©nial ! Mais je ne suis pas difficile, la lune me suffirait⊠Jây travaille, mĂȘme si la NASA ne rĂ©pond pas Ă mes emails.â
Invader interviewé par la blogueuse Deedee (entretien publié en 2019)
Depuis 2004 ou mĂȘme plus tĂŽt, Invader rĂ©pĂ©tait dans ses dĂ©clarations publiques quâun de ses principaux objectifs est dâenvoyer un de ses âSpace Invadersâ sur la lune. En 2010, il a posĂ© une de ses mosaĂŻques (la PA_859), rue de la Lune Ă Paris (2e arr). En 2012, il a envoyĂ© le âSpace Invaderâ nommĂ© Space1 dans la stratosphĂšre Ă lâaide d'un ballon-sonde. En 2015, lâastronaute italienne Samantha Cristoforetti accrochait son Space2 sur une des parois de la Station Spatiale Internationale (ISS). Dans son site Web, Invader dĂ©clarait alors : âArt, Science, conquĂȘte de l'espace, invasion, un grand pas!â.
Prochaine Ă©tape pour lâartiste : la lune. Si la volontĂ© dâenvoyer de lâart dans lâespace nâest pas nouvelle, cette obsession sâest amplifiĂ©e ces derniĂšres annĂ©es avec le renouveau de la conquĂȘte spatiale soutenue par des objectifs commerciaux. Dans leurs communications, les astrocapitalistes misent aujourdâhui beaucoup sur lâart et ses valeurs humanistes (en autres pour masquer le coĂ»t environnemental de leurs lancements spatiaux).
Au moment oĂč jâĂ©crivais une partie de cette notule, le module Odysseus de la mission privĂ©e Intuitive Machines 1 effectuait le premier alunissage Ă©tats-unien rĂ©ussi depuis 1972 et la derniĂšre mission Apollo. A bord dâOdysseus : des instruments scientifiques de la Nasa mais aussi des projets privĂ©s dont Moon Phases de lâartiste Ă©tats-unien Jeff Koons (voir cet article). PortĂ© par un message humaniste et une vision long-termiste, Moon Phases est Ă©galement un projet commercial pour Koons et ses partenaires avec son double volet terrestre (125 sculptures et des NFT). Par ailleurs, il sâagit du premier projet artistique âofficiellement autorisĂ©â Ă se poser sur la lune et a y ĂȘtre arriver.
Quels seront les publics pour profiter des Ćuvres envoyĂ©es sur le satellite de la Terre ? Les SĂ©lĂ©nites nâexistent pas, ils sont justes des figures issues de lâimagination humaine.
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Point sur lâInvasion âïžđŸ
Lâexposition âInvader Space Stationâ prĂ©sentĂ©e Ă Paris du 17 fĂ©vrier au 5 mai 2024 permet de faire un point sur le travail dâInvader. Conçue avec lâartiste, cette exposition a pour commissaire Fabrice Bousteau, directeur de la rĂ©daction de BeauxArts Magazine. Sur environ de 3 500 m2 , elle se dĂ©ploie entre les 5e et 9e Ă©tages du 11 de la rue BĂ©ranger (Paris 3Ăšme - prĂšs de la place de la RĂ©publique ) dans un bĂątiment atypique qui fut un garage Ă Ă©tages dans les annĂ©es 50 puis trois dĂ©cennies plus tard le siĂšge du journal LibĂ©ration (de 1988 Ă 2015).
En juin 2011, Ă lâoccasion de lâexposition accompagnant la pose du milliĂšme âSpace Invaderâ Ă Paris, Invader avait Ă©tĂ© invitĂ© par le quotidien Ă intervenir sur une de ses Ă©ditions. Il avait modifiĂ© les polices de caractĂšre de celle-ci pour que toutes les lettres A dans les titres soient des Aliens. Lors de son passage sur place, lâartiste avait dĂ©couvert la terrasse du journal et ses dalles carrĂ©es - celle-ci lâavait inspirĂ© pour une intervention (Ćuvre qui a Ă©tĂ© rĂ©activĂ©e pour lâexposition)âŠ
Un mercredi aprĂšs-midi, juste quelques jours aprĂšs son ouverture, jâai explorĂ© âInvader Space Stationâ avec mon fils. Je nâavais jamais eu lâoccasion de visiter lâancien garage et son cĂ©lĂšbre hublot.
Lâascension dans le bĂątiment Ă Ă©tages propose une belle dynamique de visite (par contre lâexposition nâest pas accessible aux personnes Ă mobilitĂ© rĂ©duite, ni aux poussettes). Ăcrits par Invader Ă la premiĂšre personne, les diffĂ©rents textes de salle sont clairs et vivants (mĂȘme si jâaurai aimĂ© en lire plus!). Je ne vais pas vous divulgĂącher la visite mais son moment le plus surprenant est probablement celui ou lâon dĂ©couvre au travers dâun dispositif low-tech le 1500e âSpace Invaderâ parisien situĂ© Ă 900 mĂštres de distance.
Jâai passĂ© environ 2h Ă visiter âInvader Space Stationâ, passage par la boutique inclus. Ce fut un agrĂ©able moment dâĂ©change intergĂ©nĂ©rationnel avec mon fils dans un bĂątiment qui mĂ©rite dâĂȘtre gravi. Cependant, jâai regrettĂ© le manque dâautres regards sur le travail du âhacker urbainâ, ainsi que lâabsence de tĂ©moignages des membres de la communautĂ© âFlash Invadersâ, particuliĂšrement ceux des rĂ©activateurs. Jâai Ă©galement trouvĂ© que lâexposition Ă©tait globalement sage - celle de 2011 Ă la GĂ©nĂ©rale Ă©tait plus alternative.
âInvader nâa de cesse de laisser son empreinte tant dans les paysages du monde que sur les cimaises des musĂ©es et galerie dâart contemporain.â
Extrait de la prĂ©sentation de lâartiste sur la feuille dâexposition
En sortant de lâexposition, je me suis aussi demandĂ© si certains effets de lâInvasion nâavaient pas Ă©chappĂ© Ă Invader, lâenfant du XXe siĂšcle (lâĂ©poque du plastique, du toujours plus, etc.). Fin fĂ©vrier 2024, les Highscores de âFlash Invadersâ montraient que les 100 plus gros joueurs avaient chacun scannĂ© plus de 2600 mosaĂŻques. Combien de kilomĂštres parcourus? Combien de vols en avion juste pour voir et flasher des mosaĂŻques âSpace Invadersâ?
âAvec un grand pouvoir vient une grande responsabilitĂ©.â
Stan Lee - scénariste de bande dessinée et spécialiste des hommes masqués
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Voila, câest dĂ©jĂ la fin de ce numĂ©ro 143 - spĂ©cial Invader ! Avant de partir, nâoubliez pas de donner votre avis - au travers dâun message, dâun commentaiređŹ ou dâun simple appui sur leđ. Muzeodrome est un projet indĂ©pendant, le soutenir â câest sâengager pour quâil dure.
La suite dans le prochain numéro - à tout soudain,
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Je suis Omer Pesquer, consultant indĂ©pendant âinventivitĂ© & {autres} numĂ©riquesâ. Jâaccompagne les organisations culturelles dans leurs dĂ©ploiements numĂ©riques pour stimuler et prolonger leurs rencontres avec leurs publics.
P.S.: Merci à Michel Kouklia pour la relecture de ce gros numéro et les recommandations!