Aussi cool que Susan Kare (partie 2)
Muzeodrome #114b - Spécial Susan Kare + Macintosh Original
Salut à toutes et tous,
Bienvenue dans Muzeodrome, l’infolettre inspirante qui vous plonge dans la créativité des musées et des espaces d’expositions en établissant des ponts entre le passé, le présent et les futurs.
Alors que le Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon consacre une rétrospective à Susan Kare (du 14 avril au 18 septembre 2022), il m’a semblé intéressant de remettre en contexte le travail de l’iconographe numérique lorsqu’elle travaillait pour Apple.
Ce numéro est exceptionnellement découpé en deux parties dont vous pouvez lire ici la seconde. La première a été publiée ici, je vous recommande sa lecture avant de plonger dans le contenu ci-dessous.
Cette seconde partie parle exceptionnellement un peu moins des musées.
▙
Une bande des pirates 🏴☠️
“Il serait un superbe artefact pour le Musée de l'histoire de l'informatique s'il réapparaît un jour.” Andy Hertzfeld
En 2003, Andy Hertzfeld (un des principaux auteurs du logiciel système Macintoch) commence à raconter “la folle histoire de la création du Mac” sous la forme de petites histoires basées sur des anecdotes. Pour accueillir ces histoires, il ouvre le site web Folklore. Fin 2004, ces histoires deviennent un livre publié par O'Reilly Media : “Revolution in The Valley”. Constitué aujourd’hui de 123 histoires, le site web Folklore présente une formidable archive sur le développement du Macintosh original.
Dans les pages de Folklore, Andy Hertzfeld se souvient de la création d’un drapeau spécial. En 1983, Steve Jobs souhaite donner à l’équipe de plus en plus grosse du projet Macintosh une “dynamique rebelle et créative”. Lors d’une retraite de l’équipe en janvier, il prononce cette phrase restée célèbre ”Il vaut mieux être un pirate que de s'engager dans la marine”. Suite à ces propos et alors que l’équipe Macintosh s’apprête à déménager dans un nouveau bâtiment à la fin le l’été 1983, le programmeur Steve Capps a une idée:
”Steve Capps, le programmeur héroïque qui avait quitté l'équipe Lisa juste à temps pour la retraite de janvier, eut un éclair d'inspiration : si l'équipe Mac était une bande de pirates, le bâtiment devait arborer un drapeau pirate. Quelques jours avant l'emménagement dans le nouveau bâtiment, Capps a acheté du tissu noir et l'a cousu pour former un drapeau. Il a demandé à Susan Kare de peindre une grosse tête de mort en blanc au centre. La touche finale était le cache-œil requis, représenté par un grand autocollant du logo Apple aux couleurs de l'arc-en-ciel.”
Andy Hertzfeld dans son site “Folklore” (Pirate Flag)
Avec la bénédiction de Steve Jobs, le drapeau pirate flotte fièrement au dessus du bâtiment dès son premièr jour d’occupation par l’équipe Macintosh. Mais quelques mois plus tard, le drapeau pirate disparaît et depuis l’original n’a pas été revu. Ce drapeau et l’esprit pirate de l’équipe du projet Macintosh font partie de la légende d’Apple. Ce drapeau était aussi celui d’une équipe que Jobs maintenait sous son champ de distorsion de la réalité.
“Au fur et à mesure que la pression augmentait pour terminer le logiciel à temps pour respecter notre échéance de janvier 1984, nous avons commencé à travailler de plus en plus longtemps. À l'automne 1983, il n'était pas rare de trouver la plupart des membres de l'équipe logicielle dans leur bureau un soir donné, en semaine ou non, en train de taper sur leur clavier à 23 heures ou même plus tard.”
Andy Hertzfeld dans son site “Folklore” (90 Hours A Week And Loving It!)
En 1983, Susan Kare a réalisé une icône du drapeau (icône qui figure d’ailleurs sur l’affiche de l’exposition « Icônes by Susan Kare »). Sur son site kareprints.com, elle vend aujourd’hui des répliques du drapeau pirate qu’elle peint elle-même.
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Un Steve en 1024 points 👾
“[Andy Hertzfeld] m'a dit que l'on avait besoin d'un artiste pour créer des caractères et des symboles pour l'écran d'un nouveau type d'ordinateur, et que je pouvais me faire une idée du métier en coloriant des carrés sur du papier quadrillé. J'étais très excitée, car cela semblait incroyablement intéressant, et une nouvelle frontière de conception - et j'étais un bon exemple du type de novice en informatique qui était le client cible.”
Susan Kare dans un entretien avec Tim Slavin pour Beanz magazine (décembre 2020)
Quand fin 1982, Susan Kare commence à travailler pour le projet Macintosh, le logiciel pour créer ses icônes n’est pas encore prêt. Elle dessine ses idées sur les pages d’un cahier quadrillé en remplissant les cases avec des crayons ou des feutres. Pendant ce temps, les ingénieurs logiciels d’Apple travaille à l’élaboration d’outils pour transférer ce travail analogique dans l’ordinateur.
Quelques mois avant l’arrivée de Kare chez Apple, pour tester et montrer les fonctionnalités de sa bibliothèque graphique qui est à la base de l’interface utilisateur de l’Apple LISA, Bill Atkinson crée un petit programme de dessin bitmap SketchPad (ou LisaSketch). Sur la LISA, il existe déjà un programme de dessin à la souris mais celui-ci est orienté vers la création graphique vectorielle (LisaDraw de Mark Cutter). Atkinson pense que pour le Macintosh, il est nécessaire d’élaborer quelque chose de beaucoup plus simple et amusant à utiliser. Au début de l’année 1983, Il adapte le code de SketchPad et lui donne pour nom MacSketch (le programme sera ensuite renommer MacPaint).
“SketchPad utilisait des menus pour sélectionner les motifs et les styles à dessiner, mais Bill les a remplacés par des palettes permanentes en bas de l'écran et a ajouté une autre grande palette bien visible sur la gauche, contenant une variété d'outils de dessin. D'autres outils seront ajoutés au fil du temps, mais la structure de base de MacPaint était présente dès les premières étapes.”
Andy Hertzfeld dans son site “Folklore” (MacPaint Evolution)
Intégrée à l’équipe logicielle de l’équipe Mac, Susan Kare expérimente beaucoup, elle est la testeuse de l’équipe. Comme SketchPad à l’époque du LISA, MacPaint permet de tester et valider les fonctions de QuickDraw, la bibliothèque graphique du Mac développée par Hertzfeld et Atkinson. Atkinson observe souvent comme Susan Kare pratique le Mac pour améliorer son interface graphique - celui-ci a d’ailleurs indiqué dans un entretien au Computer History Museum que Susan Kare devrait avoir le titre de co-conceptrice de MacPaint.
Bill Atkinson crée de nombreuses nouvelles fonctionnalités pour MacPaint dont l’édition de pixels en mode "Fat Bits" ; une fonctionnalité qui permet d’activer une loupe logicielle qui présente chaque pixel à huit fois sa taille habituelle. En février 1983, Andy Hertzfeld, s’inspire de ce mode pour développer un éditeur d’icônes avec une grille de 32x32 pixels. Son fonctionnement initial est très simple ; un clic sur un pixel l’inverse (s’il est blanc il devient noir et vice versa). L’outil fourni aussi le code de l’icône pour que celle-ci soit directement codée dans un programme (voir cette impression conservée par le SF MoMA). C’est cet outil que va utiliser Susan Kare. Un jour, avec l’éditeur d’icône, elle dessine le portrait de Steve Jobs.
“Les icônes ne comptent que 32 pixels noirs ou blancs sur 32, soit 1024 points au total, et je ne pensais pas qu'il était possible de réaliser un très bon portrait dans un espace aussi réduit, mais d'une manière ou d'une autre, Susan a réussi à créer une image immédiatement reconnaissable, avec un sourire malicieux qui reflète bien la personnalité de Steve. Tous ceux à qui elle l'a montré l'ont aimé, même Steve lui-même.”
Andy Hertzfeld dans son site “Folklore” (Steve Icon)
Impressionné par l’icône de Steve Jobs, Bill Atkinson lui demande de réaliser son portrait. Celui-ci sera utilisé pour les crédits de MacPaint.
”Malgré la limitation des pixels disponibles, Kare a trouvé des moyens efficaces de fournir le maximum de signification visuelle ou métaphorique dans une minuscule zone d'espace, sans utiliser d'ombres ou de couleurs.”
Extrait d’un article publié dans le blog de The Henry Ford - Museum of American Innovation (Dearborn - Michigan - États-Unis)
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Une interface vraiment simple 🖥️🖱️
“Apple a été la première société à commercialiser en masse l'interface utilisateur graphique dans son ordinateur Macintosh, lancé en 1984, un produit qui a redéfini l'informatique personnelle.”
Computer History Museum (Mountain View, Californie, USA)
La route a été longue avant l’arrivée du Macintosh en 1984.
Le 9 décembre 1968, le pionnier des interfaces homme-machine (IHM) Douglas Eggelbart présente les nombreuses innovations réalisées avec son équipe de chercheurs dans le cadre de l’Augmentation Research Center (ARC). Cette présentation est aujourd’hui connue sous le nom de The Mother of All Demos (voir cette vidéo). Lors de celle-ci, Eggelbart fait la démonstration de la souris informatique dont il a imaginé le concept en 1963. Quelques années plus tard, au début des années 1970, une partie de l'équipe d'Engelbart quitte l'ARC pour rejoindre le Xerox Palo Alto Research Center (Xerox PARC) - laboratoire de pointe qui travaille sur le futur de la reprographie qui converge avec celui des ordinateurs. En 1973, le PARC conçoit un ordinateur personnel entièrement fonctionnel avec une interface utilisateur graphique (GUI) piloté par une souris : le Xerox Alto (voir cette vidéo).
Chez Apple en 1979, le projet principal est la LISA - un ordinateur personnel initialement prévu sans interface graphique et qui porte en secret le prénom de la première fille de Steve Jobs. En marge de ce gros projet, le spécialiste des interfaces homme-machine Jef Raskin travaille avec une petite équipe sur un projet secondaire. 31ème employé d’Apple, Raskin a rejoint la compagnie en janvier 1978 comme directeur du département des publications (il est alors en charge de l'écriture des manuels d'utilisation). Homme aux multiples talents (mathématicien, informaticien, musicien, compositeur…), il pense depuis longtemps à l’utilisation d’autres interfaces. Au printemps 1979, Il travaille sur le projet d’un ordinateur ultra simple et bon marché à destination n’importe quel individu de la rue. Une machine de ce type pourrait, selon ses visions, être vendu à des millions d’exemplaires. En septembre 1979, il donne à ce projet le nom de Macintosh, en se basant sur le nom de sa variété de pomme préférée. Au fil des mois, lui et son équipe documentent toutes leur idées dans une archive : le “Book of Macintosh” (lire à ce propos cet article des Trésors l’Aventure Apple qui présente une petite partie des idées de Jef Raskin).
Pour continuer le développement de son projet à la fin de l’année 1979, Raskin a besoin du soutien des décideurs d’Apple. Pour que les décideurs et ingénieurs comprennent qu’il est possible de réaliser des ordinateurs avec d’autres interfaces, il propose l’idée de visiter le Xerox PARC - même si ses propres idées d’interfaces sont différentes (l’interface qu’il imagine est textuelle et pilotée par une clavier avec des touches spéciales). Les visites du PARC sont rendues possible suite à un accord commercial entre Xerox et Apple.
Lors des deux visites du Xerox PARC, en décembre 1979, tout va basculer. Steve Jobs, avec qui Raskin ne s’entend guère, est totalement fasciné par l’interface utilisateur du Xerox Alto - il voit ses défauts mais aussi son énorme potentiel pour “inventer le futur”. Il décide alors réorienter le projet LISA, pour que la machine dispose d’une interface graphique à la fois supérieure et plus simple que celle de l’Alto. Quelques mois plus tard en 1981, suite à son comportement, Steve Jobs est '“viré” du projet Lisa. Celui-ci porte alors son attention sur le “petit projet” Macintosh et prend sa direction avec la ferme intention de prendre sa rechange. Son emprise sur le projet au fil des mois devient de plus en plus forte. Les tensions entre Raskin et Jobs sont fréquentes.
“[Jef Raskin] s'est de plus en plus éloigné de l'équipe, pour finalement la quitter complètement au cours de l'été 1981, alors que nous n'en étions qu'au début et que le produit final n'utilisait que très peu des idées contenues dans le “Book of Macintosh””.
Andy Hertzfeld dans son site “Folklore” (The Father Of The Macintosh)
Le Macintosh Original a bénéficié de la vision initiale de Raskin puis de celle Jobs - chacun des membres de l’équipe projet apportant sa ou ses pierres pour construire la machine qui dépassait l’existant et inventait le futur. Les éléments graphiques conçus par Susan Kare constituaient certaines de ces pierres les plus visibles.
Note : En janvier 1983 sort L’Apple LISA. En 1987 sort le CANON Cat, que Jef Raskin a conçu selon ses visions. Aucune de ces deux machines n’aura de succès commercial.
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Éloge d’une réduction 🤏
Figurant aujourd’hui dans les collections de nombreux musées, le Macintosh original a marqué les esprits et a été décisif dans l’orientation du marché des micro-ordinateurs vers les interfaces graphiques pilotées à la souris. Des interfaces graphiques qui lors de leurs conceptions au Xerox Parc furent imaginées à destination des secrétaires d’où la métaphore du bureau (voir à ce propos cette note en anglais du chercheur suisse Nicolas Nova)
Pour relever le défi de réalisation de cette machine des choix ont été effectué au fil de son développement, certains choix allaient vers l’augmentation (comme celui d’un processeur puisant pour l’époque) mais d’autres allaient vers la réduction pour des questions de coût, mais pas seulement.
Le bloc principal de machine était petit (24cm * 28cm * 35 cm). Il intégrait une unité centrale et un écran en noir et blanc de 9 pouces qui n’affichait que 512 × 342 pixels. Avec sa poignée, il était conçu pour être transportable. Il pouvait se mettre sur n’importe quel bureau ou n’importe quelle table (même à la maison). Dans sa présentation en janvier 1984, Steve Job joue d’ailleurs avec sa taille en le faisant apparaitre comme un magicien sort un lapin d’un chapeau.
Lors de la conception du Mac original beaucoup d’éléments ont été réduits voir même éliminés. Steve Jobs avait insisté pour que la machine n’ait pas de ventilateur pour limiter son bruit. Le Mac était monotâche et son code principal était stocké dans un ROM de seulement 64 Ko. La souris, elle même ne disposait que d’un seul bouton. le nombre de touches de son clavier avait été limité au minimum (il n’y avait même pas de touches directionnelles). Son mode d’emploi était très réduit et il était livré avec une cassette audio pour sa prise en main (cet audioguidage étant assuré en France par la magnifique voix de feu Kriss Graffiti). Par contre, le choix de ne pas permettre au premier Mac d’être évolutif eut pour conséquence de le rendre très rapidement obsolète.
Alors qu’aujourd’hui, il est urgent de réduire plutôt que d’augmenter, certains choix opérés par lors de la conception du Macintosh Original sont à prendre en considération pour élaborer des projets numériques avec des approches nouvelles - en gardant en tête que ses projets doivent être sobres, durables et évolutifs.
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Lu, vu, entendu ⚡
Vous les avez peut-être ratées, Muzeodrome a compilé ces informations et ressources pour vous :
Infolettre | Le n°0 de La botte de Champollion, l'infolettre consacrée à l'héritage colonial et à la décolonisation des musées, est en ligne ! Une infolettre éditée par Sébastien Magro.
Le nouvelle définition du musée | La nouvelle définition du musée de l’ICOM est adoptée (on en reparle dans un prochain numéro).
Demande à un musée | “Ask a Curator” devient '“Ask a Museum”. La journée #AskAMuseum 2022 aura lieu le mercredi 14 septembre.
Plus de “Lu, vu, entendu” dans le prochain numéro qui sera aussi bien plus court que celui-ci ;-)
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Voila, c’est déjà la fin de cette seconde partie du numéro 114 .
Merci pour votre attention - Je suis Omer Pesquer 🧵- spécialiste des technologies, des formats et des usages associés aux numériques. Je défends la simplicité, la diversité et la sobriété en mobilisant des approches créatives. Ma conviction est que d'autres numériques sont possibles. Une conviction que je mets en pratique dans mes missions pour des organisations culturelles et des entreprises.
► https://omer.mobi/
La suite au prochain numéro - à tout soudain,
o m e r
P.S.1: Merci à @dr_kouk pour sa relecture.
P.S.2: Le titre de ce numéro fait référence à la chanson du groupe The Dandy Warhols : “Cool as Kim Deal” - chanson qui a immortalisé la coolitude légendaire de la bassiste et chanteuse Kim Deal (Pixies, The Breeders).
P.S.3 “nostalgique”: Dans les années 80 et 90, nous étions beaucoup à utiliser du papier quadrillé pour élaborer les sprites de nos programmes - Que sont devenus toutes ses feuilles et ses cahiers quadrillés ?