Aussi cool que Susan Kare (partie 1)
Muzeodrome #114a - Spécial Susan Kare + Macintosh Original
Salut à toutes et tous,
Bienvenue dans Muzeodrome, l’infolettre inspirante qui vous plonge dans la créativité des musées et des espaces d’expositions en établissant des ponts entre le passé, le présent et les futurs.
Alors que le Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon consacre une rétrospective à Susan Kare, il m’a semblé intéressant de remettre en contexte le travail de l’iconographe numérique lorsqu’elle travaillait pour Apple.
Je profite aussi de cette introduction pour remercier chaleureusement Sébastien Magro dont vous pourrez lire ci-dessous le compte-rendu de visite de l’exposition « Icônes by Susan Kare ». Exposition dont je vous recommande de télécharger le dossier de présentation car ce numéro de l’infolettre complète ou interroge certains points présentés dans celui-ci.
Ce numéro est exceptionnellement découpé en deux parties dont vous pouvez lire ici la première. La seconde partie est publiée ici.
Pour commencer notre voyage, je vous propose un petit retour en 1982.
▙
Allo Susan ☎️
En 1982, Susan Kare reçoit un appel téléphonique de son ami depuis le lycée, le « magicien du logiciel » Andy Hertzfeld. Celui-ci souhaite l’inviter à venir travailler avec lui chez Apple. Kare vit alors à Palo Alto (Californie, États-Unis), où elle est à la fois curatrice occasionnelle et artiste. Juste avant l’appel, elle était d’ailleurs en train de souder une sculpture grandeur nature d’un cochon marron (razorback) commandée par un musée de l'Arkansas. A 28 ans, les musées ont déjà eu une grande importance dans son parcours.
”Lorsque j'étais au lycée, j'ai travaillé au musée des sciences de Philadelphie pour un designer extraordinaire, Harry Loucks, qui avait travaillé pour Charles Eames. il m'a initié à la typographie et au graphisme et son travail m'a beaucoup inspiré…”
Susan Kare dans un entretien avec Andy Butler pour le magazine designboom en octobre 2014.
Quand Susan Kare embarque dans le projet Macintosh, fin 1982 / début 1983, celui-ci est dans sa phase finale (c’est pour cette raison que sa signature ne figure pas avec celles moulées dans le boitier de la machine). Steve Jobs a alors pris totalement les commandes du projet d’ordinateur convivial pour tous imaginé à la fin des années 70 par Jef Raskin (voir la partie 2 de ce numéro).
“L'équipe Mac avait un ensemble complexe de motivations, mais l'ingrédient le plus unique était une forte dose de valeurs artistiques. Avant tout, Steve Jobs se considérait comme un artiste et il encourageait l'équipe de conception à se considérer de la même manière. L'objectif n'était jamais de battre la concurrence ou de gagner beaucoup d'argent, mais de faire la meilleure chose possible, voire un peu plus. Steve a souvent renforcé le volet artistique ; par exemple, il a emmené toute l'équipe en excursion au printemps 1982 au musée Louis Comfort Tiffany, car Tiffany était un artiste qui avait appris à produire ses œuvres en série.”
Andy Hertzfeld - Folklore
L’embauche de Susan Kare fait partie de l’ensemble d’actions mené à la fin du projet pour amplifier ses dimensions artistiques et “inventer le futur” (selon l’expression de Jobs). Kare qui au départ ne connaît rien en infographie à pour mission de rendre l’interface utilisateur de la machine plus humaine.
”Docteur en arts de l’université de New York, dont elle est originaire, spécialiste de la sculpture et de la caricature française du XIXe siècle, Susan Kare, avait une idée très précise de l’effet qu’elle souhaitait obtenir : des dessins de lettres et des icônes claires, suffisamment expressives pour marquer les esprits et les regards, mais pas trop présentes pour ne pas gêner l’expérience des utilisateurs, un peu comme une signalétique d’autoroute ou une table d’orientation.”
Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique (extrait du dossier de présentation de l’exposition « Icônes by Susan Kare »)
Les polices de caractère et surtout les icônes que Suzan Kare a créé pour le premier Macintosh ont marqué les esprits et sont devenus des références : la police système Chicago (tout d’abord nommée Elefont), le symbole de la touche commande, le pot de peinture, le lasso, la bombe, la montre, le mac qui sourit, la police de pictogrammes Cairo avec le petit chien (qui deviendra ensuite le chien-vache Clarus)… Pour réaliser ces polices et ces icônes, Susan Kare a puisé dans sa culture et ses pratiques artistiques.
”Les graphiques bitmap sont comme les mosaïques, la broderie et d'autres formes d'art pseudo-numérique, toutes choses que j'avais pratiquées avant d'aller chez Apple. Je n'avais aucune expérience en informatique, mais j'avais de l'expérience en graphisme”.
Susan Kare dans un entretien avec Alex Soojung-Kim Pang pour son site Making the Macintosh (2000)
Susan Kare a aussi poursuivi un travail déjà existant effectué sur d’autres machines, particulièrement celui réalisé pour l’interface utilisateur de la Lisa (Apple, 1983) qui est la mère de celle du Macintosh (cette interface disposait déjà d’un fond clair, d’une barre de menu, de fenêtres, d’icônes et d’une poubelle).
Le Macintosh est un travail d’équipe. Susan Kare travaille entre autres sur l’interface utilisateur avec le génial Bill Atkinson. Principal concepteur des routines de l’interface graphique de la Lisa, Atkinson est le développeur avec Andy Hertzfeld du moteur graphique 2D des premiers Macintosh (Quickdraw), le créateur de MacPaint - un des tous premiers éditeurs d'image matricielle, l’inventeur de la barre de menu et du double clic… Un peu plus tard, en 1987, il sera le concepteur de Hypercard, le tout premier système hypermédia fonctionnel et facilement utilisable (Hypercard a influencé Tim Berners Lee dans son élaboration du World Wide Web). Avant l’arrivé de Kare, Atkinson avait déjà avancé le travail sur l’interface graphique (on peut par exemple comparer une version de MacPaint avec les icônes d’Atkinson - source - avec la version finale avec les icônes de Kare - source -).
A l’époque, beaucoup de machines proposent déjà, dans leur jeu de caractères, les formes des quatre enseignes des jeux de cartes classiques, dont le cœur. Quelques machines vont même plus loin et présentent un jeu de caractères avec plus d’icônes, comme le sharp MZ-700 en 1983 (bien avant la première série d’émojis produites par Shigetaka Kurita en 1999). Susan Kare a aussi su être à l’écoute des signaux faibles. Pour le happy Mac et le sad Mac, il est envisageable qu’elle est adapté les émoticônes textuels ( :-) et :-( ) composés quelques mois auparavant en septembre 1982 par Scott Fahlman. Le contexte contre-culturel de la Silicon Valley a aussi imprégné ses créations. Les comics underground et les jeux d’arcade font à l’époque partie de la culture des jeunes adultes californiens. Si on regarde les personnages du jeu Pacman (1980), on peut dire qu’ils ont un lointain air de famille avec certaines icônes du Macintosh original.
Toutes ces influences conscientes ou inconscientes que Suzan Kare a assimilé ont donné un coté très cool aux icônes et à l’interface utilisateur du Macintosh original.
▚
Une icône pour trois expositions 3️⃣
Par Sébastien Magro
Vous ne connaissez peut-être pas le nom de la designer graphique Susan Kare, mais vous connaissez certainement son travail. Ça tombe bien, le Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon lui consacre une exposition, à l'affiche jusqu'au 18 septembre prochain. Malheureusement, on s'y perd un peu.
Née en 1954, Susan Kare est diplômée de la New York University. Depuis ses débuts chez Apple en 1983, elle a conçu des pictogrammes et des jeux de typo pour plusieurs géants du numérique, de Microsoft à Pinterest en passant par Facebook, et plus récemment Niantic Labs, qui produit le jeu vidéo Pokémon Go.
Consacrer une rétrospective à Susan Kare participe à visibiliser une femme designer, en distinguant ses choix artistiques et son parcours professionnel de ceux de ses employeurs et clients. L'exposition du Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon est abondamment documentée, et la scénographie, astucieuse et soignée compte-tenu des moyens de l'institution, valorise le travail de Susan Kare. Mais plusieurs accrochages parallèles viennent brouiller le propos : un parcours confus sur le concept d'« icône », allant des portraits du Fayoum aux Femen, un autre sur la place des femmes dans l'industrie typographique, auxquels viennent s'ajouter une sélection de pixel art et des productions d'étudiant⋅es. L'exposition donne l'impression d'en visiter trois, dont on peine à saisir l'articulation entre elles, et qu'il aurait été plus lisible de scinder en accrochages distincts. Devenu un prétexte à traiter d'autres sujets, le travail de Susan Kare n'est jamais questionné et la timide tentative de mise en perspective dans la section « Salle des machines » peine à convaincre.
Informations pratiques :
« Icônes by Susan Kare », Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique, du 14 avril au 18 septembre 2022, www.imprimerie.lyon.fr.
▚
Cool comme Susan Kare 😎👍
A la fois simple et charismatique, détendue et souriante, Susan Kare est presque présentée comme une star du rock indépendant dans l’emblématique série de photographies captée en 1983 & 1984 par Norman Seeff.
Lors du lancement du Macintosh en 1984, plusieurs membres de l’équipe finale du projet sont mis en avant. Susan Kare apparait dans une publicité télévisée complémentaire (au coté de Bill Atkinson) et dans une émission télévision (Computer Chronicles). Dans celle-ci, elle fait la démonstration de la machine. Sa présentation détendue montre que l’ordinateur individuel vient de changer d’ère. L’ordinateur n’est plus maintenant destiné qu’aux informaticiens mais bien à toutes et tous (”The computer for the rest of us” comme l’indiquait le slogan du lancement de la machine, même si dans les faits le premier Macintosh n’était pas vraiment pour tout le monde avec son prix de vente relativement élevé).
En 1986, Susan Kare quitte Apple et rejoint alors la société NeXT pour suivre dans une nouvelle aventure Steve Jobs après la démission forcée de celui-ci (Pour mémoire : Tim Berners-Lee a codé le World Wide Web sur un ordinateur NeXT au CERN au tournant des années 90).
Depuis son travail chez Apple, Susan Kare a dessiné des milliers d’icônes numériques pour beaucoup de sociétés (dont trois des cinq GAFAM). La reconnaissance de son apport est de plus en plus effective. Avec sa simplicité légendaire, elle présente son travail dans des conférences (je vous recommande celle qu’elle a effectué pour EG en mai 2014 - qui ne dure que 20 minutes). En 2011 est a publié un livre “Icons - Selected Work from 1983 - 2011”.
Son travail est aussi de plus en plus exposé dans des musées. Celui pour Apple figure en bonne place dans la section "Silicon Valley" de l'exposition "Places of Invention" du Lemelson Center (centre logé au sein du National Museum of American History du Smithsonian - Washington, D.C., États-Unis). La présence de ses travaux dans l’exposition collective “This Is for Everyone: Design Experiments for the Common Good“ au MoMA (Museum of Modern Art, New York, États-Unis) en 2015/2016 a été particulièrement remarquée.
“Nous avons également acquis, conjointement avec nos collègues du San Francisco Museum of Modern Art, les précieuses archives de Susan Kare comprenant ses études préliminaires pour les icônes de l'interface utilisateur graphique qu'elle a créées pour Apple au début des années 1980. Son processus, dont une partie s'est déroulée quelques semaines seulement avant qu'elle ne soit officiellement engagée par Apple, est documenté dans des carnets de croquis en papier quadrillé. À l'aide d'une case égale à un pixel, Kare a conçu des icônes intuitives pour diverses fonctions qu'un utilisateur d'ordinateur pourrait entreprendre (par exemple, une paire de ciseaux symbolisait la découpe de texte). Les icônes sous forme de pictogrammes ont été conçues pour être un langage instinctif pouvant être compris et aimé par des utilisateurs de nombreux pays différents.”
Extrait d’une publication de Paola Antonelli (conservatrice principale) et Michelle Millar Fisher (assistante de conservation) du département d'architecture et de design du MoMA (dans le blog du MoMA en 2015)
L’exposition rétrospective “Icônes by Susan Kare“ au Musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon en 2022 marque un jalon. Il est fort probable que dans les années à venir ses travaux soient régulièrement exposés et aussi plus questionnés.
Susan Kare a rendu amical l’ordinateur personnel et ses descendants. Peut-être un peu trop au vu de la capacité de ces appareils à capter aujourd’hui notre attention. En 1982, un épisode de la quatrième saison de la série télévisée états-unienne Taxi montrait déjà qu’au delà de son coté convivial le jeu d’arcade PacMan était aussi “très addictif” (Je vous laisse découvrir des extraits savoureux de cet épisode avec Danny DeVito et Christopher Lloyd). Quand on évoque Susan Kare, on ajoute souvent quelle est “la femme qui a donné un sourire au Macintosh” en reprenant le titre de l’article d’Alexandra Lange publié en avril 2018 dans The New Yorker. Un article qui se terminait par la phrase suivante : “Elle a donné un sourire au Mac — Où est le sourire maintenant?” (“She gave the Mac a smile—where’s the smile now?”).
▝▝▝
🤗 Soutenir l’infolettre Muzeodrome 🤗
Trois actions simples et rapides pour soutenir l’infolettre:
1] Cliquer sur un 💜 (🠕🠗 sous le titre ou en bas du numéro).
2] Ajouter un petit commentaire à ce numéro (cela fait toujours plaisir)
3] Recommander l’infolettre à des personnes qui pourraient l’apprécier 🙏
▝▝▝
Lu, vu, entendu ⚡
Vous les avez peut-être ratées, Muzeodrome a compilé ces informations et ressources pour vous :
Susan Kare | En complément de ce numéro, je vous invite à picorer dans le numéro spécial Susan Kare de l’infolettre Papillote.
Infolettre | Sébastien Magro, que vous avez pu lire plus haut, prépare une infolettre bimensuelle. Si cela vous botte, vous devriez en savoir plus bientôt…
Définition du musée | Depuis 2007, la définition du musée de l’ICOM n’a pas changé. Ce 24 aout 2022 , lors de l’Assemblée générale extraordinaire qui se déroulera à Prague, l’ICOM pourrait adopter une nouvelle définition. Dans le n°109 de Muzeodrome, je vous parlais du processus de sélection de cette nouvelle définition effectué par l’ICOM Define. Celui-ci a abouti à une proposition de définition qui est une variation de celle sur laquelle j’avais aussi porté mon choix. A suivre…
Fréquentation | L’édition 2021 de Patrimostat (fréquentation des sites + établissements patrimoniaux français) est sorti cet été. /via Mêtis
Accessibilité | Le Chau Chak Wing Museum (musée de l’Université de Sydney, Australie) vient de mettre en service des lunettes spéciales pour que les visiteurs daltoniens puissent découvrir les couleurs vives des expositions (grâce à un partenariat avec la société EnChroma). /via @ElisaGravil
Sempé | "Nous avons tout mis sur ordinateur, tout : nos parents, nos amis et relations, leurs caractéristiques et nos opinions..." Jean-Jacques Sempé (in "Grands rêves") - Le formidable dessinateur Jean-Jacques Sempé aurait eu 90 ans le 17 août 2022, s’il n’était pas disparu quelques jours plus tôt :-( . En 2018, le Ministère de la Culture avait utilisé un de ces malicieux dessins pour ses voeux en Gif animé - dessin qui semblait encourager certaines actions non autorisées dans les musées !
Temps long | “Against Jackpot-Longtermism” - magnifique article de Dave Karpf sur les biais liés aux réflexions sur le temps long orchestrées par les géants de la tech dans son infolettre “The Future, Now and Then“. (Cet article ne parle pas de musées).
Muzeodrome | Vous êtes maintenant plus de 2 875 abonné·e·s à recevoir l’infolettre. Ce serait vraiment cool si le cap des 3000 était atteint pour ses trois ans (début novembre). Bref n’hésitez pas à partager et recommander l’infolettre à toutes les personnes qui pourraient l’apprécier 🙏
▟
Voila, c’est déjà la fin de cette première partie du numéro 114 .
Merci pour votre attention - Je suis Omer Pesquer. Informaticien à l’époque pionnière du multimédia et du web 1.0, je suis consultant indépendant depuis plus de 18 ans. Spécialiste des technologies et des usages associés aux numériques, j'accompagne les organisations culturelles pour étendre et stimuler leurs rencontres avec leurs publics.
La suite au prochain numéro - à tout soudain,
o m e r
P.S. 1: Merci à @dr_kouk pour sa relecture.
P.S. 2: Le titre de ce numéro fait référence à la chanson du groupe The Dandy Warhols : “Cool as Kim Deal” - chanson qui a immortalisé la coolitude légendaire de la bassiste et chanteuse Kim Deal (Pixies, The Breeders).
Merci Omer pour l'invitation à intervenir dans Muzeodrome ! Au plaisir d'écrire à nouveau pour toi à l'occasion.